samedi 14 octobre 2023

COURS 2 (2023) : LA FIGURATION ET L'IMAGE, LA NON-FIGURATION (TLE SPE)

 I. FIGURATION ET CONSTRUCTION DE L'IMAGE

RHÉTORIQUES DE L'IMAGE FIGURATIVE


L'art est un langage, et l'image figurative utilise sa propre grammaire pour faire passer un message. Les artistes vont user d'un vocabulaire plastique, d'un dispositif particulier pour transmettre au spectateur une idée. Le sens peut être clair ou caché, peut être compris sur le champ ou demande une certaine réflexion. Selon les époques l'artiste va suivre les règles que l'Académie dicte ou au contraire se positionner contre, il va construire, déconstruire, inventer, réinventer son propre langage,  cela s'appelle la rhétorique : l'art de bien parler, l'art de communiquer à travers les arts. 

Comme un écrivain, l'artiste va utiliser des "figures de style", un langage qui lui est propre pour s'exprimer. La rhétorique de l'image est une science que les publicitaires se sont emparés. Comment accrocher le regard, comment le diriger, comment faire comprendre le message au spectateur ?

Ainsi, nous verrons quelques types de langages iconiques : la symbolisation, l'allégorie, la métaphore, la métonymie et la synecdoque. 

«Dans un tableau, déclarait René Magritte, les mots sont de la même substance que les images (…) Une image peut prendre la place d’un mot dans une proposition.» 

LA SYMBOLISATION 

Les artistes créent des formes, utilisent des couleurs, des matières, des objets qui peuvent symboliser quelque chose, donner un sens. Ils ont créé en Europe à partir de 1885, en réaction contre le naturalisme et l’impressionnisme  LE SYMBOLISME.  Ce mouvement artistique  fonde l'art sur une vision symbolique et spirituelle du monde. Il cherche à explorer des univers cachés, ceux du rêve, des légendes médiévales, de l'hallucination, ou celui d'un âge d'or perdu. (Petit rappel, Munch en fait partie)

Nous prendrons comme exemple celui de Gustav KLIMT (1862 -1918 Autriche) avec son œuvre "le baiser". 

Gustav KLIMT "le baiser" 1908 1909" huile et feuille d'or sur toile 180x180

Ici le baiser est un hymne à l'amour. On y voit un couple enlacé, qui occupe l'espace doré.  L'or symbolise l'éternité, la puissance, la richesse, donne à l'ensemble une certaine chaleur et une préciosité. 

l'image semble sortie tout droit d'un rêve, le couple est isolé, dans sa bulle, hors du temps. Il n'y a aucun décor à part le tapis de fleurs, il n'y a aucune notion de temps. Les vêtements des deux personnages se fondent par la couleur dorée, et se distinguent par les motifs. Des fleurs, motifs arrondis symbolisent le corps de la femme, des rectangles noirs, gris et blancs symbolisent celui de l'homme. Les motifs nombreux sur les vêtements et le sol contrastent avec le fond doré. 

La femme a la tête renversée, les yeux fermés, elle dégage un sentiment de total abandon, l'homme est plus grand, rassurant, l'enveloppant de sa tête et de ses mains. 

Les motifs masculins semblent durs, les lignes sont droites, les motifs géométriques, ils sont la métaphore de la puissance masculine. 

A l'inverse, les motifs féminins sont plus doux, les couleurs sont plus joyeuses, la forme ouverte de la fleur n'est pas un hasard. elle est la métaphore de la sexualité féminine. 

Le sol, tel un socle de l'amour, symbolise le paradis, le printemps où la nature renaît, la fertilité. 

Gustave Klimt fait passer un message universel que tout le monde comprend. Il lie l'amour, le spirituel et le divin. Les deux amoureux sont liés physiquement, mais également psychiquement et spirituellement. 

 L' ALLÉGORIE

En art, l'allégorie permet de représenter une idée abstraite. On peu ainsi représenter la justice, la mort ou la liberté sous les traits d'une personne, d'un animal. Cependant il faut que les figures soient faciles à reconnaître et qu'elles enrichissent le sujet d'idées abstraites que les personnages ne peuvent exprimer par leur action. L'allégorie très courante dans l'art, tombera en disgrâce au 18e siècle avec l'arrivée du Romantisme qui lui reproche sa froideur et sa fadeur. 

Johannes Vermeer "l'Art de la peinture" 1666 huile sur toile 120x100

"L'Art de la peinture" intitulé également "La Peinture, L'atelier ou L'Allégorie de la Peinture" est une allégorie de la peinture comme son titre l'indique. 

Il représente une scène de genre, celle d' un atelier, une scène de pose. On y voit l'artiste ( sans doute un autoportrait de Vermeer) dans un costume ancien (et qui n'est pas un vêtement de travail) en train de peindre un modèle qui pose, devant une fenêtre qui diffuse une lumière douce?. Une grande carte des Pays Bas est fixée à l'arrière plan. 

La scène est intime, le spectateur se trouve derrière l'artiste qui lui tourne le dos, concentré sur sa peinture. 

Le sujet peint est la muse de l' Histoire : Clio. On la reconnaît à sa couronne de laurier, et la trompette qu'elle tient. Elle porte un livre dans lequel sont rédigés les récits du passé. Dans certaines représentations on y trouve également un globe terrestre et une clepsydre, sorte d'horloge à eau qui représente le temps qui passe. 

La scène est théâtralisée, le rideau qui occupe presque un tiers de la surface de la toile sépare l'espace du spectateur de celui de l'atelier. Il donne une certaine intimité, le carrelage noir et blanc et le lustre montrent une prospérité matérielle de l'artiste et donne une certaine élégance à l'ensemble. Le lustre doré est orné d'un aigle à deux têtes, symbole de la dynastie des Hasbourg autrichiens, anciens dirigeants de la Hollande, ce qui voudrait dire qu'il représente le catholicisme, l'absence de bougies ferait référence à sa suppression par le dominance de la foi protestante. 

La carte au mur à l'arrière plan est déchirée, cela représente la séparation de la République néerlandaise au nord des provinces flamandes régies par les Hasbourg au sud. La carte montre également l'étendue de la renommée d'un peintre sur un pays. C'est une sorte de projection de son art. 

Sur la table à gauche, on y trouve un masque de plâtre, un livre ouvert qui serait une partition et un gros ouvrage posé debout fermé,  avec des étoffes, symboles du théâtre et de la poésie. 

Alors pourquoi parle t-on d'allégorie de la peinture ? Vermeer pose la question de la place du peintre dans la société. Est-il un artisan au même titre que les charpentiers, maçons, orfèvres, ou est-il un penseur créatif comme les poètes, architectes, les philosophes ? Ici dans sa peinture il apporte sa réponse : La peinture est l'égale des autres arts, théâtre, poésie, sculpture,  musique,  et elle s'inscrit dans l'histoire, dans le monde. 

Les dimensions du tableau 120x100 sont inhabituellement grandes pour Vermeer qui d'ordinaire préfère des formats plus petits. Peut-être est-ce une volonté de l'artiste d’honorer la peinture, d 'affirmer sa réflexion sur la place de l'artiste dans la société. 

Gustave COURBET "l'atelier du peintre" 1855 huile sur toile 361x598

Un autre artiste que vous connaissez,  Gustave Courbet  (1819-1877),  use de l'allégorie. Dans "l'atelier du peintre", le grand format permet de placer un assez grand nombre de personnes. Il s'agit de l'atelier de Courbet à Paris, l'espace est divisé en trois : au centre l'artiste avec un  modèle nu, à droite les bourgeois, les élus, collectionneurs et amis (Charles Baudelaire poète, le couple Sabatier collectionneurs, Champfleury ami de l'artiste, Jeanne Duval maîtresse de Baudelaire, le riche mécène Alfred Mosselman, Apollonie Sabatier salonnière, le philosophe Pierre-Joseph Proudhon, le violoniste Alphonse Promayet, le poète Max Buchon, Urbain Cuenot ami de l'artiste, Alfred Bruyas mécène ), à gauche ceux qui sont dans la misère : un homme juif à turban, un curé, un braconnier, un fripier, un paysan, un ouvrier, un croque-mort, un chinois, un ancien républicain, un chasseur. Le tableau est un portrait de la société, Courbet se positionne au centre, faisant le lien entre les deux mondes. 

 « C'est l'histoire morale et physique de mon atelier, première partie. Ce sont les gens qui me servent, me soutiennent dans mon idée, qui participent à mon action. Ce sont les gens qui vivent de la vie, qui vivent de la mort. C'est la société dans son haut, dans son bas, dans son milieu. En un mot, c'est ma manière de voir la société dans ses intérêts et ses passions. C'est le monde qui vient se faire peindre chez moi. » Gustave Courbet.

Courbet remet en cause la hiérarchie des genres en les mélangeant  : le tableau est à la fois un autoportrait, mais aussi une scène de genre, une galerie de portraits, on y voit un paysage en train d'être peint, un nu est représenté( qui serait l'allégorie de la peinture), ainsi qu'une nature morte, il relie sujet religieux avec sujet sociétal, et utilise le grand format panoramique habituellement réservé à la peinture d'histoire. 

Chacun des personnages représente à la fois une idée et une personne qui a vécu. ils sont donc des allégories. Étrangement au XIXe siècle, la peinture allégorique tend à disparaître. mais Courbet casse les règles avec ce tableau qui est un véritable manifeste et un bilan de son œuvre. En se plaçant au centre il revendique son statut d'artiste et de médiateur. 

« L’Atelier a un sous-titre singulier – Allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique –, mêlant deux termes en apparence antinomiques : Allégorie / Réalité. » Gustave Courbet


 LA MÉTAPHORE

La métaphore dans l'art consiste à donner à une image un sens qu'on attribue à une autre en jouant sur l'analogie, les ressemblances. Regardons l'exemple ci-dessous : 

Francisco GOYA "Saturne dévorant un de ses fils" 1819 1823
                                               peinture murale transférée sur toile 146x83

Francisco GOYA (1746 Espagne-1828 France) est un peintre préromantique  qui, dans son œuvre "Saturne dévorant un de ses fils", directement peinte sur le mur de sa maison, propose une double lecture. Saturne fait référence à la mythologie grecque : 

Cronos (Mythologie Grecque)/Saturne (mythologie Romaine), roi des titans, a peur que la prédiction selon laquelle il serait détrôné par l'un de ses fils ne s'accomplisse. Pour éviter cela il décide de dévorer chacun de ses enfants à leur naissance. Rhéa, sa femme, qui est également sa sœur, décide à la naissance du sixième enfant de le cacher en Crète et le remplace par une pierre que Cronos engloutit. Il s'agit de Zeus. Élevé loin de ses parents, le temps venu, Zeus accomplit la prophétie en renversant son père avec l'aide de ses frères, des Cyclopes et des Géants. Il oblige son père à recracher les enfants engloutis. Cronos est jeté dans le Tartare (lieu où sont enfermés les plus grands criminels dans la mythologie grecque). 

Saturne/Cronos est une métaphore du temps qui lui aussi met au  monde ses enfants, les dévore de leur vivant et finit par les tuer. 


Ici Goya réunit tous les éléments pour effrayer. Le peintre a acheté une maison de campagne avec vue sur Madrid. A ce moment là, Goya a une santé fragile, il se met à peindre directement sur les murs toute une série de peintures. Ses "peintures noires" ont été faites entre 1819  et 1823, elles expriment une certaine violence et marquent une rupture avec les portraits princiers et les scènes champêtres dont il est coutumier. Il montre les pires aspects de l'humain. Dans "Saturne dévorant un de ses fils" la palette de couleurs est restreinte, allant du brun au beige, avec des contrastes rouges. Ici la folie est traitée à travers les traits du visage déformés, les cheveux hirsutes, et l'enfant a un corps d'adulte, il n'a plus de tête, plus d'identité. 

On peut également y voir une allégorie du conflit entre jeunesse et vieillesse, ou de la colère du divin ou encore le symbole d'une société qui va mal. N'oublions pas que l'époque est marquée par différents conflits, notamment engendré par l'occupation napoléonienne. Goya, malade, voulait peut-être également faire une représentation de sa souffrance physique et mentale. Cette œuvre n'était pas destinée au public, elle était très différente de ses œuvres officielles. Goya avait donc toute liberté pour s'exprimer. 



Henri MATISSE (1869-1954 FRANCE) a aussi utilisé la métaphore dans son œuvre "Porte-fenêtre à Collioure ci-dessous. Matisse fait un séjour dans le sud de la France à Collioure accompagné de sa femme et de Marquet. Ils rejoignent  Juan Gris. "Porte-fenêtre à Collioure" a été faite dans un contexte politique agité et sombre. La première guerre mondiale a commencé, et on ressent à travers sa fenêtre cette lourdeur ambiante. Matisse fait dans ce tableau une première tentative de transformer le noir en équivalent de la lumière.  Le noir-miroir ou le noir-mémoire est traité comme une surface absorbante et réfléchissante. L'œuvre est presque abstraite. Le titre la raccroche à la représentation. A la lumière rasante, on peut remarquer à travers l’épaisseur du  noir que Matisse avait dans un premier temps peint une grille de balcon qu'il a ensuite recouverte. Matisse cherche, en ces temps sombres, faire surgir la lumière du noir. La couleur devient une métaphore, elle fait jaillir la lumière de l'obscurité. La fenêtre ici est un cadre, une séparation, une limite entre le dedans et le dehors, une forme géométrique, presque abstraite dans son traitement, elle devient ainsi une métaphore de la peinture elle même. 

Henri Matisse "porte-fenêtre à Collioure" 1914 huile sur toile 116.5x89x2.5


 LA MÉTONYMIE 

La métonymie est une figure de style consistant à remplacer un élément par un autre avec lequel il est en rapport, par un lien de sous-entendu : la cause pour l'effet, le contenant pour le contenu, l'artiste pour l'œuvre, la ville pour ses habitants. 

Hans Holbein "les Ambassadeurs" 1533 huile sur panneaux de chêne, 207x209

Le célèbre tableau "les Ambassadeurs" d' Hans Holbein (1497 Allemagne- 1543 Londres) rassemble plusieurs figures de style. 

Petit rappel : "les Ambassadeurs" est un double portrait de Jean de Dinteville, ambassadeur français et de Georges de Selve ecclésiastique, diplomate français. Elle peut être comprise comme une célébration des valeurs humanistes du XVIe siècle avec la valeur symbolique des objets présentés sur l'étagère. Ils sont la métaphore des savoirs (mathématique, astronomie, musique...). 
L'arrière plan est recouvert d'un rideau de velours vert qui révèle à peine en haut à gauche  un crucifix en partie caché. Le rideau devient une métaphore du mystère de la religion, il ne montre que le Christ et cache le monde divin. Le Christ est une allégorie de la religion catholique. Il n'est pourtant pas mis en valeur, nous verrons plus bas pourquoi.

Les vêtements permettent de d'identifier la fonction des protagonistes, le pouvoir et la religion, cela est une métonymie. 

René Magritte "la belle saison" huile sur toile 1961

Ci-dessus, René Magritte utilise la métonymie des feuilles pour représenter les arbres. une feuille à elle seule peut représenter un arbre. 

 LA SYNECDOQUE
La  synecdoque est une forme de métonymie qualitative; Ci-dessus dans l'œuvre de Magritte, la métonymie est quantitative. Un seul élément peut signifier un tout. 
Dans les Ambassadeurs d' Holbein, le tableau parle d'un événement politique du XVIe L'église catholique est en crise : Le Pape Léon X vend des indulgences (remises de peine contre de l'argent)
 pour financer la construction de l'église Saint-Pierre de Rome, Martin Luther, moine allemand, condamne cette pratique. Excommunié, il rallie les protestants à sa cause pour réformer l'église. C'est pourquoi le Christ est en partie caché, cela montre les difficultés de l'église catholique. 

Ainsi, Hans Holbein témoigne du contexte politique mais ne montre que les protagonistes, c'est donc une synecdoque. 
Dosso Dossi "Jupiter, Mercure et Vertu" huile sur toile  111.3x150  1530

Claudio Parmiggiani "synecdoque" 1976 installation de 1988

L' œuvre de Parmiggiani "synecdoque" illustre parfaitement ce qu'est une synecdoque. Il résume en une toile et un tabouret l'œuvre de Dossi en ne gardant que les éléments qui lui semblent essentiels. Le peintre et les personnages autour sont absents, il ne reste plus que le tabouret qui représente l'artiste, et le tableau qui représente l'œuvre en train d'être faite. Il donne ainsi une idée de la scène, une sorte de résumé. 





II. PASSAGE A LA NON-FIGURATION
DÉTERMINATION DE L'ABSTRACTION

La perte du référent, ou plus radicalement son absence, nous conduit vers la couleur. et la forme. Ces notions essentielles participent à un langage. Les couleurs peuvent être symboliques, les formes peuvent être stylisées, évoquer des éléments, des sentiments sans passer par la représentation ou bien être autoréférentielles, c'est à dire ne faire référence qu'à elles-mêmes . Et cela peut varier selon les cultures. Nous verrons l'utilisation de la couleur chez Yves Klein et Wolfgang Laib, la forme chez Daniel Buren, Niele Toroni, et Yayoi Kusama enfin l'utilisation de la couleur avec la forme chez Kasimir Malevitch

YVES KLEIN (1928-1962 FRANCE) La couleur symbolique.
L'artiste Yves Klein crée la couleur bleue "IKB (International Klein Blue) dont le brevet a été déposé le 19 mai 1960 à l'Institut national de la propriété industrielle (INPI). Il relie le bleu outremer synthétique à un liant. Avec ce bleu il réalise des monochromes avec ce pigment particulier dont le spectre d'absorption comporte des creux marqués et ne peut être imité. La lumière irradie de cette couleur, et donne une certaine immatérialité colorée autour de l'oeuvre.  Le liant d'une couleur change forcement la couleur du pigment. la composition chimique du pigment ne détermine pas complètement la couleur d'une peinture. Le liant rentre en jeu. La lumière n'a donc pas le même comportement sur le pigment selon le liant. Yves Klein se penche sur la question et demande à son marchand de couleurs un liant qui donne à la couleur du pigment bleu outremer toute sa profondeur. Les chimistes de Rhône-Poulenc lui proposent un liant qui se rétracte en séchant, laissant apparaître le grain du pigment. 
Yves Klein "monochrome bleu sans titre (IKB 175)" 1957 50x50x1

Monochrome YVes Klein en exposition

Exposition  au Walker Art Center Minneapolis "Yves Klein : avec le vide, pleins pouvoirs" 2010


Le IKB n'existe que par lui même. Le support et la forme ne sont que prétexte. La couleur électrique bleue est une expérience qu'il faut avoir physiquement. La photographie ne peut transcrire cette immatérialité qui entoure le bleu, c'est une affaire de lumière. 
Par la suite Yves Klein s'est aussi intéressé au rose et au doré. 

Yves Klein "ex-voto dédié à Sainte Rita de Cascia" 1961 pigment pur, feuilles d'or, lingots d'or et manuscrit dans plexiglass 14x21x3


Cette trilogie de couleurs (rose, bleu et or) était pour Yves Klein une alternative aux couleurs primaires. L'artiste fabriqua cet ex-voto (tableau ou objet symbolique suspendu dans une église, un lieu vénéré, à la suite d'un vœu ou en remerciement d'une grâce obtenue) dédié à Sainte Rita à qui il devait, selon lui, son succès à New York. Sainte Rita est une sainte très vénérée à Nice, ville où naquit l'artiste.  Yves Klein se rendit plusieurs fois à Cascia en Italie  pour prier la Sainte. Il vint en pèlerinage au monastère de Sainte Rita, initié par sa tante. Il éprouva une attirance naturelle pour l'idée d'envol, du ciel et du bleu transcendant. 
« En 1946, j’avais 18 ans. Ce jour-là, alors que j’étais allongé sur la plage de Nice, je me mis à éprouver de la haine pour les oiseaux qui volaient de-ci de-là dans mon beau ciel bleu sans nuage, parce qu’ils essayaient de faire des traces dans la plus belle et la plus grande de mes œuvres » Yves Klein
En 1961, Yves Klein vint au monastère pour donner de manière anonyme cet ex-voto. Il ne fût découvert que bien plus tard dans les années 80 lors de travaux de rénovation suite à un tremblement de terre. 
Les trois couleurs sont celles fétiches de l'artiste. L'ex-voto est composé de trois blocs de plexiglas, la partie inférieure comprend trois lingots d'or posés sur un lit de pigment bleu pur. Au centre est écrit un texte manuscrit "Y.K. Le bleu, l'or, le rose, l'immatériel de l'air, l'architecture de l'air, la climatisation de grands espaces géographiques pour un retour à une vie humaine dans la nature à l'état d'énigme de la légende. Les trois lingots d'or fin sont le produit de la vérité des 4 premières zones de sensibilité picturale immatérielle."
Dans cet ex-voto, il  évoque les formes sacrées comme le triptyque, le doré rappelle les reliquaires gréco-romains (l'or précieux des reliquaires symbolisait la richesse des dieux), les formes et couleurs sont ici métaphoriques. 
L'or était au moyen-âge utilisé pour représenter la lumière divine, le paradis céleste. Durant le trecento, des artistes comme Giotto vont utiliser le bleu pour les scènes consacrées à Marie et Jésus.

"Le bleu est la première couleur qui frappe le visiteur lorsqu’il pénètre dans la pénombre de la Capella degli Scrovegni. Inhabituel par sa vivacité pour l’époque, il tranche avec le coloris sombre des mosaïques byzantines et les couleurs des fresques siennoises ou de Cimabue […] La première impression de la peinture de Giotto est celle de la substance colorante, non de la forme ni de l’architecture, mais de la lumière formulée qui saute aux yeux par le bleu. Ce bleu saisit le spectateur à l’extrême limite de sa perception lumineuse"(un article de la revue Peinture, cahiers théoriques) Julia Kristeva 
Giotto, Assise : la chapelle Saint-Nicolas de la basilique Saint-François.1182-1226

Le bleu est un pigment très cher (le lapis-lazuli était aussi précieux que l'or), et au Moyen-Âge on attribue cette couleur au manteau de Marie, elle devient la couleur de la fidélité, la couleur divine. 

Si on comprend le lien qu'il y a entre le bleu et le doré, on peut se poser la question : pourquoi Yves Klein a utilisé le rose ? Le rose symbolise le corps. Il devient le double du bleu, l'autre versant du monde visible. le rose, aussi bien littéralement que métaphoriquement, renforce le sens du bleu. Il y a donc entre le bleu et le rose un lien entre le spirituel et le charnel. Le rose est le pigment pur du rouge primaire. 
L'ex-voto est donc une oeuvre  participe à la fois de l'art et de la religion. 


 ► WOLFGANG  LAIB (1950  ALLEMAGNE) La couleur autoréférentielle .
Enfant, Laib voyage beaucoup en orient avec ses parents et s'est nourrit de la culture orientale. Il a fait des études de médecine puis une thèse sue l'hygiène de l'eau potable pour laquelle il est parti 6 mois en Inde du Sud. Une fois son diplôme en poche il décide de se consacrer à l'art et fait des oeuvres à partir de matières naturelles : pollen, lait, riz, cire d'abeille. Son oeuvre relève de l'expérience sensorielle, organique, voire métaphysique. Les formes sont simples, basiques, les couleurs naturelles irradient. L'odeur est présente et envahit la pièce. Il y a une grande spiritualité qui se dégage de son travail ainsi qu'une grande pureté. Il rend hommage à la terre nourricière. 

« Je vis très isolé à l'extérieur d' un petit village -un peu comme sur une île- isolé des gens, de la société, mais aussi de l' art et des artistes. Pour moi, c' est très important d' être indépendant et d' être obligé de faire mes propres affaires. J' essaie de me protéger de la pensée normale de la société, par exemple de la société Allemande. Les moines au Moyen-Age vivaient dans des monastères ou comme des ermites dans des endroits reculés, ou dans d' autres endroits du monde ; les ermites et les ascétiques vivaient dans les forêts ou dans des cavernes dans les montagnes, ils faisaient ça même beaucoup plus extrêmement mais avec les mêmes intentions. Les arbres et les forêts, les rochers et les collines qui m' entourent sont si intemporels, si indépendants et toujours si nouveaux chaque jour. » Wolfgang Laib.

Ses oeuvres appellent à la contemplation, à la méditation. 
En 1975 il réalise ses premières "pierres de lait", bloc de marbre blanc poli avec un petit rebord qui contient du lait sur toute la surface. Tous les jours ce lait s'évapore et est remplacé comme une offrande. L'oeuvre devient comme un organisme vivant et fragile. 

Wolfgang Laib rajoutant du lait sur "une pierre de lait"

Pierre de lait 1977 marbre et lait, 143.5x139.5x2

Les pierres de lait sont des sculptures sans socle, très sobres, l'image du lait suggère la maternité, la féminité des eaux. La dimension symbolique du lait est très forte. Le lait, une fois versé, rentre dans un processus de décomposition. Cela explique pourquoi il doit être changé tous les jours. Le marbre et le lait dialoguent, coopèrent, sont en symbiose.
La couleur blanche, ici, est donc en autoréférenciation, c'est à dire qu'elle est là pour ce qu'elle est. 
 
Wolfgang Laib "Pollen de noisetier" 2002 Moma New York


Wolfgang Laib en train de cueillir le pollen.


Wolfgang Laib "Pollen de noisetier" 1996 220x240 CAPC Bordeaux

Les installations de  pollen de Laib sont très lumineuses. Le pollen irradie.  Il a été cueilli dans l'environnement proche de l'artiste, près de son atelier en Allemagne. Cela peut être du pollen de noisetier, de peuplier, pissenlits, pin...  De l'installation se dégage une grande sérénité et une grande pureté.

« le pollen est le début potentiel de la vie de la plante. C'est aussi simple, aussi beau, et aussi complexe que cela. Et bien sûr cela génère de nombreuses pensées. Je pense que chaque être vivant connaît l'importance du pollen. » Wolfgang Laib


La pratique de Wolfgang Laib se situe entre le land art et le minimalisme. Ses installations sont comme des rites, des cérémonies envers la nature. Au Moma, il lui faut 18 bocaux de pollen ramassé de ses mains pour couvrir la surface. 


« Le pollen n’est pas un pigment, il n’a pas besoin d’eau ou d’autre chose pour exister, il est le début de la vie ». Wolfgang Laib.

Le tapis monochrome au sol réagit de manière exceptionnelle à la lumière. Sa couleur, sa fragilité, son caractère évanescent et léger en font sa force. Ce sont des petits éléments reproducteurs de 20 à 60 µm produit par les organes mâles des plantes à fleurs, les étamines.

Un simple mouvement d'air, le passage d'un corps peut déplacer le pollen très léger et changer l'aspect de l'oeuvre. 

Le travail de récolte et celui de l'installation sont semblables : ils nécessitent tous deux  du silence, de la concentration. Mais tandis que l'un concentre la matière dans un pot, l'autre l'étend au sol. 
L'oeuvre de Laib brouille les catégories traditionnelles de l'art : Alors qu'elle repose essentiellement sur la couleur et sur la planéité telle que la peinture, l'espace rentre en jeu, le spectateur peut tourner autour, c'est donc une installation. 


Un document intéressant fait par un étudiant sur Wolfgang Laib : cliquer ici

Différents grains de pollens vus au microscope

pollen de pissenlit vu au microscope.

Selon la formes des grains de pollens, la lumière réagit différemment. On comprend donc que la couleur chez Laib, naturelle, est autoréférentielle, Elle n'est pas symbolique, elle est ici présente pour elle même, pour ce qu'elle est. Elle ne représente rien d'autre que ce qu'elle est. 


► DANIEL BUREN  (1938  FRANCE) La forme comme marque de fabrique.

En 1965, Daniel Buren est fasciné par une toile de store rayée à laquelle il va emprunter le motif : des bandes verticales alternées blanches et colorées de 8.7 cm de large. Le choix d'un motif industriel répond à son désir d'objectivité et donne un caractère impersonnel à son travail. Cet emprunt rappelle la démarche de Marcel Duchamp avec ses ready-mades. Ces bandes verticales vont devenir sa marque de fabrique. 
Daniel Buren, Mur de peintures, ensemble de 20 touiles réalisées entre 1966 e 1977  Peinture acrylique sur toile de coton tissée à rayures, MAM de Paris

Les bandes verticales sont autonomes, n'évoquent rien, ne représentent rien à part elles mêmes,  n'émettent aucune sensibilité, mais donnent une grande rigueur et une certaine radicalité  à l'ensemble. Les bandes deviennent outil visuel, et participent à un glissement de la peinture au papier peint. Buren va alors créer une relation à l'espace, au lieu et travailler la notion d'in situ. Son intervention artistique dépend du lieu. Il explore la troisième dimension, le lien avec l'architecture comme dans ses cabanes éclatées où il fait expérimenter au spectateur la question du point de vue et de la déambulation. L'arrière plan complète le premier plan, il y a un jeu entre l'arrière et le devant, entre le plein et le vide.  

Daniel Buren "cabane éclatée n°6 : les damiers" 1985 bois, toile de coton à rayures blanches et jaune d'or alternées et verticales de 8.7 cm chacune, toile de coton blanche, peinture acrylique blanche, colle.

En 1986, Buren reçoit une commande de l'état : investir le parking du ministère de la Culture et de la Comédie Française. Buren élabore un projet avec des colonnes de trois  hauteurs différentes,  sur 3000 m2, en marbre de Carrare et en marbre blanc et noir des Pyrénées (matériaux nobles de la sculpture) faisant référence à la statuaire antique. Les colonnes forment un damier, elles sont alignées et soulignent la perspective du bâtiment. Elles font écho à l'architecture classique du lieu, rigoureuse, comportant elle même des colonnes. Le premier plateau se trouve au niveau de la cour avec les sommets des colonnes alignées dans l'espace central, le deuxième plateau est en sous-sol, au niveau des trois tranchées creusées en "U", dans lesquelles des colonnes sont placées. Dans ses tranchées, recouvertes d'un caillebotis métallique  se trouve un plan d'eau, on entend l'eau couler. 
 
Daniel Buren "les deux plateaux" appelés aussi "les colonnes de Buren" 1986 marbre blanc et noir, plan d'eau, installation. Paris. Cour d'honneur du Palais Royal.


Cette oeuvre a soulevé une polémique qui est allée jusqu'au procès. Le public et nombreuses associations voient cette installation d'un mauvais œil. Pour eux, elle dénature le lieu. Buren gagnera le procès. 
 Aujourd'hui l'oeuvre bénéficie d'une grande notoriété et est  intégrée à la ville. Elle est ouverte au public qui peut monter sur les colonnes, jouer avec le lieu. 

Daniel Buren feutre et pastel sur papier 21x29.7  1986

► NIELE TORONI  (1937  SUISSE) La forme comme degré zéro de la peinture.

Niele Toroni, qui a fait partie du groupe BMPT avec Buren ( Daniel Buren, Olivier Mosset, Michel Parmentier, Niele Toroni) qui revendique le refus de communiquer le moindre message, la moindre émotion en répétant des motifs choisis, se trouve à la croisée de l'art conceptuel et du minimalisme. 
Il réclame "le degré zéro de la peinture". C'est à dire qu'il réduit à son strict minimum le geste de l'artiste. Il aligne des traces rectangulaires d'un pinceau n°50, qu'il espace tous les 30 cm. 

Exposition Niele Toroni "Lasciatemi divertire" Laissez moi m'amuser" Le Consortium 1982

Dans "Lasciatemi divertire", quatre murs d'une pièce sont recouverts de l'empreinte du pinceau n°50 de couleur rouge. la relation à l'espace est poussée à son extrême du all over, le motif devient décor. 
le geste de l'artiste est minimal, mais l'empreinte n'est jamais tout à faire la même. Elle reste trace  humaine, même minimale. Les empreintes divergent selon le type du support, la vigueur du geste, ou la quantité de la peinture. Le degré zéro de la peinture est atteint par son no-recouvrement d'une surface. Il interroge ainsi le sens de l'activité picturale. 

► YAYOI KUSAMA ( 1929 JAPON) La forme obsessionnelle.
Artiste avant-gardiste, elle est victime depuis l'enfance d'hallucinations. 

« Un jour, après avoir vu, sur la table, la nappe au motif de fleurettes rouges, j'ai porté mon regard vers le plafond. Là, partout, sur la surface de la vitre comme sur celle de la poutre, s'étendaient les formes des fleurettes rouges. Toute la pièce, tout mon corps, tout l'univers en étaient pleins » Yayoi Kusama.

Elle va utiliser ces motifs dans sa pratique par la suite. Ayant grandi dans une famille qui ne la comprenait pas, dans une société japonaise patriarcale, en conflit avec sa mère, se sentant étouffée par les méthodes et règles de la peinture traditionnelle japonaise, elle se tourne vers l'art occidental. Elle finit par partir aux USA pour étendre son travail d'accumulations.Soutenue par les artistes américains, elle participe indirectement aux mouvements du Psychédelisme et du pop art, elle est proche de Donald Judd, Mark Rothko, Barnett Newman, Andy Warhol, Georgia O'keeffe. Elle commence des performances où elle utilise le corps d'autrui ou le sien. Elle rentre au Japon en 1973, fatiguée mentalement, elle s'installe dans un hôpital psychiatrique où elle dispose d'un atelier et d'une chambre. 

"La Terre est un pois, les étoiles sont des pois, le Soleil est un pois, ma vie est un pois parmi des milliers d'autres pois" Yayoi Kusama.
Elle prône pour un art total, hypnotique et coloré. Elle crée ainsi des installations immersives, elle décline les pois à l'infini, envahisseurs de l'espace. La mode et le design l’intéresse, elle crée des vêtements à pois à l'esthétique japonaise.

Yayoi Kusama, Horse Play in Woodstock, a happening, 1967. 


Yayoi Kusama, Installation Dots Obsession 




Un regard à l'intérieur de l'installation "La vie est le cœur d'un arc-en-ciel" de Kusama

l'artiste utilise ses névroses pour sa création. Elle fit faire de "l'art psychosomatique".  Le rapport Homme/espace et spectateur/oeuvre est omniprésent dans son travail. Elle joue avec la saturation, l'envahissement de l'espace, sa multiplication avec l'intégration de miroirs qui changent la perception. L'obsession est au cœur de son travail. Les couleurs sont vives, contrastées, l'esprit est ludique. 
Ici la forme, bien qu'abstraite, est signifiante. Elle symbolise ses troubles mentaux, sa maladie qui est l'essence même de sa pratique artistique. la répétition, l'accumulation des motifs participent à cette transmission, elle joue avec la perte des repères par des effets de reflets et de lumières.

► KASIMIR MALEVITCH (1879 1935 RUSSIE) La couleur liée à la forme

Malevitch est le créateur du mouvement "le suprématisme"branche de l'art abstrait, il part de la forme géométrique, des couleurs primaires, ses constructions se reposent sur des unités géométriques qui s'accorderont de manière équilibrée aux surfaces chromatiques. 
Les formes utilisées sont bidimensionnelles : carré, cercle, rectangle et croix. Le carré est pour Malévitch la forme scientifique, non naturelle, universelle, simple et basique. 

Kasimir Malevitch "Aéroplane volant" 1916 huile sur toile

Chez Malevitch il y a trois catégories de couleurs : le fond blanc représente l’espace infini, le noir est réservé à la forme carrée, et les couleurs primaires sont réservées au reste. 
la couleur est libérée de toute référence à un objet ou un sujet. L'espace du tableau est affirmé. C'est une libération de la couleur et de la forme pour elles-mêmes. 

Pour lui, le suprématisme cherche à atteindre la pureté de la forme, dégagée de toute signification symbolique. C'est un point de départ d'une nouvelle peinture : Le degré zéro de la peinture. Les formes pures avec des couleurs pures renvoient à aucune autre réalité que la leur. Il est dans la non-représentation,dans le non figuratif.

 Ses recherches aboutissent au "carré blanc sur fond blanc " en 1918. 

Kasimir Malevitch "carré blanc sur fond blanc" 1918 huile sur toile 79.4x79.4

Le carré blanc sur fond blanc utilise deux blancs différents. Il est considéré comme étant le premier monochrome de la peinture moderne. L'un des blancs est froid, légèrement bleuté, l'autre est chaud, un peu ocre. Cette oeuvre libère l'esprit du monde matériel pour faire  pénétrer l'être dans l'espace infini.. La trace de la main est visible dans la texture de la peinture, on ne peut séparer l'espace de la forme, ni la forme de la couleur. Tout est lié. Le décalage du carré vis à vis du support donne un certain dynamisme. Le titre de l'oeuvre "carré blanc sur fond blanc" ne renvoie plus à autre chose comme ceux des œuvres auparavant . il ne renvoie qu'à  la forme et la couleur. 


COURS 12 : LIENS ENTRE ARTS PLASTIQUES , THEATRE, DANSE ET MUSIQUE ( 1ERE SPE)

I. LIEN ENTRE ARTS PLASTIQUES ET DANSE ► Théâtralisation de l'oeuvre et du processus de création Nous allons étudier dans cette partie d...