dimanche 30 mars 2025

COURS 8 : L’IDÉE, LA RÉALISATION ET LE TRAVAIL DE L'OEUVRE ( 1ERE SPE)

 I. PROJET DE L'OEUVRE : MODALITÉS ET MOYENS DU PASSAGE DU PROJET A LA PRODUCTION ARTISTIQUE, DIVERSITÉ DES APPROCHES

► LE PROCESSUS DE CRÉATION CHEZ PICASSO, CHRISTO, SOL LEWITT, TADASHI KAWAMATA, TADAO ANDO


Tous les créateurs passent par un processus de création plus ou moins long. Il peut durer une journée comme plusieurs années. Ce sont toutes les étapes par lesquelles passe l'artiste, de l'idée à la conception jusqu'à la réalisation.  Il n'est pas forcément linéaire et le résultat ne correspond pas forcément à l'idée initiale. L'artiste peut procéder à des changements, et ce moment du processus peut être exploratoire. Ce côté exploratoire peut se trouver au tout début dans la recherche de l'idée, dans sa mise en forme, ou tout au long de la réalisation de l'oeuvre.Le hasard peut s'y inviter et créer des changements dans le processus. Mais il peut également être totalement évité comme chez l'architecte Tadao Ando. Nous regarderons les différents  processus de création à travers les oeuvres de Picasso, Christo, Sol LeWitt, Tadashi Kawamata et Tadao Ando.


Le processus de création  dans Guernica de Pablo Picasso. Les dessins préparatoires.


"Guernica" est une peinture sur toile de 349.3x776.6 cm. C'est une des œuvres les plus emblématiques de Pablo Picasso. Elle a été réalisée entre le 1er mai et le 4 juin 1937 pour l'exposition universelle de Paris de 1937. Alors que le gouvernement espagnol demande à Picasso de réaliser une peinture murale pour représenter l'Espagne à l'exposition universelle de Paris, l'artiste qui est à Paris apprend par les journaux le bombardement le 26 avril 1937 de Guernica, petite ville basque , par les allemands et italiens fascistes. Nous sommes aux balbutiements de la seconde guerre mondiale qui sera déclarée en 1939. Avec sa peinture, Picasso exprime sa révolte et dénonce le totalitarisme fasciste. Ce tableau, véritable peinture d'histoire,  va avoir un rôle important dans la propagande antifasciste. 

Durant le processus de création, Picasso réalisera 45 études préliminaires, datées et numérotées. Ce travail préparatoire a été divisé en trois parties : 

- Les études des deux premiers jours (1er et 2mai) : elles concernent la composition de l'oeuvre et la figure du cheval central

- Les études  du 8 au 13 mai concernent la création des  personnages liés à la composition triangulaire.

- Les études du 20 au 4 juin concernent les personnages en périphéries 


1er mai : première ébauche de Guernica avec la présence déjà du cheval et du taureau.

Autre ébauche avec toujours le cheval central, avec une composition différente.

Mai 1937 étude de Taureau.

Etude : Cheval blessé et femme se traînant au sol portant un enfant mort.

Main de guerrier avec épée brisée 13 mai 1937


Etudes de composition


Le tableau est commencé dans son atelier à Paris 7 rue des Grands-Augustins, sous l’œil de la compagne de Picasso Dora Maar qui fit des photographies des différentes étapes.

Ces photographies vont servir à Picasso pour prendre le recul nécessaire et modifier son travail dans son élaboration. Il se sert des photos en noir et blanc pour ajuster les tons noirs et blanc dans sa peinture.  Le rôle de Dora Maar en tant que photographe de l'oeuvre en devenir est primordiale. 



1ere étape de la peinture : dessin.

Picasso commence la peinture le 11 mai. Dans la première étape (ci-dessus), les photos de Dora Maar nous montre un tableau immense avec un dessin plus grand et fourni que les esquisses. On y voit la force des symboles taureau/cheval, deux animaux très présents  dans la culture espagnole (tauromachie) représentant la force et le peuple. 
Il va exécuter 7 versions. 


Il fait des recherches au niveau des couleurs; Il opte pour un camaïeu de gris, rappelant les photographies dans les journaux. Il va hésiter à mettre une larme rouge, découpée dans un papier, mais finalement il se détournera de cette idée pour rester dans des tons blancs, gris et noirs. 

Ici, ci-dessus, nous observons que Picasso a placé un soleil à gauche du Taureau. 


Dans l'étape ci-dessus, le soleil a été remplacé par une forme ovoïde qui deviendra une forme de lampe. électrique.

Picasso au travail

Picasso au travail devant Guernica

Picasso devant Guernica



Guernica Musée de la Reina Sofia à Madrid.

On peut en conclure que le résultat final est dû à une longue recherche picturale, le processus de création a duré plus d'un mois, permettant des réajustements, des essais, des changements. Ces étapes qui d'ordinaire ne sont pas visibles par le public ont pu être connues grâce au travail de Dora Maar. 


Petite anecdote : Durant la guerre, Picasso reçut, dit-on, dans son atelier, là où fut peint Guernica, la visite d'officiers allemands (on dit même d'Otto Abetz, l'ambassadeur nazi). Devant une photo de Guernica, ce dernier aurait demandé : « C'est vous qui avez fait cela ? » Et Picasso aurait répondu : « Non, c'est vous ! »




► Le processus de création  chez les Christo (du dessin à l'œuvre achevée).

Christo et Jeanne Claude sont un couple d'artistes appartenant au Land art américain. Leurs projets toujours monumentaux sont des empaquetages de lieux urbains ou naturels, nécessitant un long travail préparatoire. Ils révèlent tout en cachant. Cela permet une autre approche du lieu, une autre manière de le percevoir.  Leur travail est toujours éphémère, il ne dure en général que 2 semaines avant d'être démonté. Jeanne Claude s'occupe de tout ce qui est administratif : demandes d'autorisations, emplois de techniciens, achat du matériel, communication etc... et Christo s'occupe de la mise en forme de l'idée par des maquettes et dessins qu'il vend. 
Le processus de création peut durer des décennies. Le plus long est d'obtenir les autorisations et convaincre les autorités. Une fois  que l'idée à germé dans leur tête, Christo va en faire des dessins, collages, esquisses schématiques pour pouvoir ensuite les proposer aux autorités. En une cinquantaine d'années, 22 projets urbains ont été réalisés et 37 refusés. 
 Jeanne Claude était connue pour sa ténacité et le couple a tenu â être indépendant financièrement en autofinançant leurs projets. La vente des dessins permet de payer toutes les dépenses : salaires des techniciens, coût des matériaux, communication. Ils ne bénéficient d'aucune subvention ce qui leur permet d'être totalement libres.  


Christo a d'ailleurs dit : "l'œuvre d'art, ce n'est pas l'objet mais le processus"  

L’art de Christo et Jeanne-Claude s’inscrit dans un long processus de création où chaque étape d’élaboration est primordiale. En effet, l’installation temporaire finale est non seulement indissociable des dessins préparatoires et des maquettes réalisées en amont, mais elle perdure aussi dans la mémoire sous forme de photographies et de films. [...] Christo et Jeanne Claude passent par de nombreuses étapes avant de pouvoir présenter le projet in situ au public. Ainsi, sur plusieurs années, et même parfois plusieurs décennies, ils procèdent à des repérages photographiques, rencontrent des autorités, dessinent des plans et font appel à de nombreux corps de métiers. Le travail de Christo et Jeanne-Claude ne se borne pas à l’installation temporaire (extrait de musee-wurth.fr)


Ci-dessous vous trouverez  leur célèbre installation "Pont neuf emballé à Paris" de 1985. C'est un projet qui a été imaginé en 1975, les autorisations ont été très difficiles à obtenir. En 1981 dans une vitrine de la Samaritaine louée pour un mois, Christo expose la maquette de son projet, longue de 6 mètres, réalisée par des étudiants d'architecture recrutés pour l'occasion, afin de sensibiliser le public à son projet pour lequel il n'a pas encore d'autorisation. 
En 1982 il fait une autre présentation publique de son projet place Dauphine. 
Toutes ces étapes sont enregistrées pour une éventuelle exposition une fois la réalisation du projet. 

Le projet sera présenté à Michel Debré, ancien premier ministre de De Gaulle, puis à Claude Pompidou  (épouse de l'ancien président de la République, passionnée d'art contemporain), puis à Jacques Chirac le maire de Paris qui va finir par donner son accord. Mais le Pont Neuf appartient à l'Etat et cela est du ressort du gouvernement. L'autorisation du maire ne suffit pas. 
Il faudra attendre 1985 pour que le président de la République François Mitterrand donne son accord, ainsi que Jack  Lang ministre de la Culture. 

L'œuvre ne devait pas abîmer le pont, des essais ont été faits sur un autre pont près de Fontainebleau. . Il faut tester les modalités d'accroche de la toile autour des arches et des piliers, entraîner les groupes de plongeurs, alpinistes, élagueurs, charpentiers, cordiers, bâcheurs (200 personnes en tout).

Lors de la dernière nuit, Christo emballe lui même les réverbères. 

Lors de sa finalisation le 22 septembre 1985 les parisiens se précipitent pour voir le résultat. Le Pont  Neuf est resté ouvert à la circulation (voitures, bateaux, piétons). 

C'est une véritable aubaine pour la ville de Paris à qui cela n'a rien coûté.  L'effet visuel est très fort, Les effets de la lumière sur la toile  donnent de beaux reflets dans l'eau, la forme du pont est exagérée par les plis de cette toile couleur grès doré. 



Accroche des bâches avec une équipe d'alpinistes

Présentation du projet à Jacques Chirac maire de Paris.






« Mes dessins et les collages […] sont aussi les seules choses qui m’encouragent dans ma croyance en la réussite d’un projet, parce que Jeanne-Claude et moi-même avons souvent eu des moments difficiles quand un projet stagnait ou était rejeté. Chaque fois que cela arrive, je vais dans mon atelier et je regarde mes études préparatoires. Elles m’aident à continuer de croire en nos rêves. Elles entretiennent ma flamme. »  Christo


«  Mon œuvre a plus de similitude avec l’architecture qu’avec un quelconque mouvement artistique. D’abord, je "deale" avec l’espace contrairement à un artiste qui se contente d’utiliser l’espace. Ensuite, je suis confronté aux mêmes contraintes qu’un architecte en ce qui concerne la logistique, le financement ou les complexités administratives liées à mes projets. » Christo

Jeanne Claude et Christo devant le dessin du Reichstag à Berlin. 

Dessins du Projet Pont Neuf empaqueté à Paris 1984


Dessins du Projet Pont Neuf empaqueté à Paris 1984


Dessins du Projet Pont Neuf empaqueté à Paris 1984


Son dernier projet qu'il n'a pas eu le temps de réaliser avant sa mort en 2020 est l'empaquetage de l'Arc de Triomphe à Paris. 
Ce projet a été imaginé en 1961, trois ans après sa rencontre à Paris avec Jeanne-Claude. 
En 1962 il réalise un photomontage de l'Arc de triomphe empaqueté, puis en 1989 un collage. 
Jeanne Claude décède en 2009. 
Il va développer le projet seul à partir de 2017. 
Il était prévu de réaliser ce projet complètement autofinancé en avril 2020, mais le confinement dû à la pandémie du coronavirus a obligé les autorités à repousser le projet. 
Christo meurt le 31 mai 2020. 
Le projet est maintenu, Il sera  mis en place du 18 septembre  2021 au 03 octobre 2021.



Photographie de l'Arc de Triomphe empaqueté.
Dessins préparatoires du projet de l'Arc de Triomphe. 



Pour en savoir plus voir la vidéo ci-dessous.


► Le processus de création  chez Sol LeWitt  (la notion de protocole.)


Chez l'artiste Sol LeWitt, le processus de création est totalement différent. C'est un artiste conceptuel : le concept est de penser que l'idée est plus importante que la réalisation. Pour cela Sol Lewitt imagine des dessins sur mur : wall drawing qu'il va faire dessiner par d'autres selon ses instructions. Sol LeWitt a commencé à travailler dans un cabinet d'architecture, ce qui lui a permis de voir comment un architecte met en image son idée pour ensuite la faire réaliser par d'autres. Cette idée de déléguer la construction va lui rester. Il met donc en place des protocoles où il va par de petits dessins ou en écrivant des règles donner ses instructions. Les dessinateurs sont généralement des étudiants en art ou des techniciens du lieu qui accueille l'œuvre. Celle-ci est la plus part du temps éphémère, le temps de l'exposition. Elle est ensuite effacée et peut naître ailleurs dans un autre espace. Cela engendre des changements car c'est une œuvre in-situ, et les dessinateurs doivent adapter le dessin au lieu comme ci-dessous dans le wall drawing n°260 qu'on voit au Moma à New York en 1975 puis au centre  Pompidou à Paris en 2012 (sachant que Sol LeWitt est décédé en 2007). 
On comprend que les dessinateurs doivent prendre des décisions qui n'appartiennent plus à l'auteur. Des erreurs d'interprétations  peuvent aussi être faites. Tout ceci est prévu dans un traité écrit par Sol LeWitt "paragraphs on conceptual art" en 1967









Ci-dessous quelques wall drawings différents : 





Sol LeWittDessin mural n ° 5643 SEPTEMBRE AU 12 OCTOBRE 2013 534 W 21ST STREET NY



► Le processus de création  chez Tadashi KAWAMATA  (la prise en compte du contexte.)

Tadashi Kawamata a deux démarches artistiques : l'une est individuelle (même s'il travaille avec une équipe dont il est le chef), l'autre se fait sous workshop (un atelier)  avec toute une équipe où le processus de création est plus important que le résultat et où la place de l'artiste est la même que celle des autres membres du groupe. 
Son travail porte sur l'espace architectural. Il est très attentif aux relations humaines et aux modes de vie qui en découlent. C'est ce qui va déterminer la nature de son projet. Ses œuvres pour la plupart sont éphémères, en bois avec des matériaux de récupération issus de l'environnement immédiat. Son travail crée des liens entre passé/présent, dehors/dedans. Il va créer une communauté avec laquelle il va pouvoir réaliser, tel un chef d'orchestre, ses projets. Ses travaux sont toujours in situ. 



Projet personnel : 
Dans l'œuvre "le passage des chaises" de Tadashi Kawamata de 1997 à la chapelle de la Salpêtrière  à Paris, on découvre que c'est une œuvre in situ car les constituants plastiques - les chaises- proviennent du lieu même. Les matériaux ont un rôle symbolique ici. les chaises évoquent la prière. Leur empilement symbolise la croyance  humaine qui s'élève vers les cieux. L'œuvre s'appelle "passage" pour appeler le spectateur à l'expérimenter en y pénétrant. C'est une sorte de Tour de Babel (épisode biblique basé sur l'effort collectif, l'orgueil humain) éphémère. L'artiste revisite des espaces collectifs à travers ses installations provisoires. 
C'est en observant la circulation des personnes que l'idée lui est venue. les gens vont d'un bâtiment à l'autre en traversant la chapelle. La coupole est également un lieu de rencontres entre médecins, patients et visiteurs. 

"C'est comme une spirale de chaises qui s'élève vers le ciel. Chacune de ces chaises est un personnage différent avec une histoire différente, c'est un peu comme si on reliait les gens entre eux, à l'aide de liens en plastique et pourtant c'est très solide". Tadashi Kawamata










Workshop :
Avec son workshop "Gandamaison" du 18 septembre au 13 décembre 2008" à Versailles, Kawamata investit l'intérieur et l'extérieur du centre d'art contemporain  la Maréchalerie. Ici ce n'est plus un démarche personnelle, l'artiste est ici membre de l'équipe comme un autre. L'idée est collective, et c'est le processus qui est le plus important. Ici il s'agit d'installer un ensemble de cagettes enveloppant l'architecture, comme un parasite qui fait disparaître le bâtiment. L'accumulation de cagettes rend l'intérieur comme une grotte. (voir vidéo ci-dessous).Le workshop est fait avec 8 étudiants en art de l'ENSA.V (école nationale supérieure d'architecture de Versailles) durant une dizaine de jours. Les cagettes sont liées par des liens en plastique noir. Versailles est un lieu de pouvoir et d'apparat, créé par Louis XIV, le roi soleil. Le plafond de cagettes à l'intérieur (objets pauvres symbolisant le monde du travail)  crée un écho ironique avec les plafonds d'or et de stuc du château de Versailles. 

Un film a été tourné durant le processus par Gilles Coudert  pour retracer ce processus  de création  mené à l'école d'architecture. Il a été visible durant toute l'exposition. 







Domaine de Chamont sur Loire "cabanes dans les arbres" 2011 projet personnel
 

Centre  Pompidou Paris 2010 projet personnel


Madison Square Garden New York 2010

Gandamaison à la Maréchalerie centre d'art contemporain à Versailles 2008 entrée 


Extrait du film "Kawamata Gandamaison" from APRES VISION on Vimeo.



► Le processus de création  chez Tadao ANDO  (les projets architecturaux.)


Si le hasard peut s'inviter dans le travail d'un plasticien, il n'en est pas question dans un projet architectural qui cherchera à tout maîtriser. Chez Tadao Ando qui est l'architecte du restaurant et du centre d'art au Château La Coste à Puyricard, on retrouve ce jeu avec les matériaux, les formes et les textures. Dans son architecture nommée "4x4 house" à Kobé (Japon) de 2003, on y voit une architecture avec un fort parti pris. La notion de cube répété y est très présente.

La maison 4x4 est une tour de quatre étages avec des dimensions de 4 m x 4 m. Un jeu avec les transparences et l'opacité est mis en place, les textures sont lisses (béton et verre). l'ensemble fait preuve d'une grande sobriété.  

Pour arriver à ce résultat l'architecte passe par des esquisses, des plans et des maquettes. Tout est étudié, de la résistance des matériaux, par celle du sol, l'éclairage par la lumière naturelle et artificielle. Le plan de la maison 4x4 a été construit à la suite du grand tremblement de terre de Hanshin . Le magazine d'architecture Brutus a invité ses lecteurs à soumettre des idées d'aménagement à une sélection d'architectes et Tadao  Ando a été retenu. La maison est donc adaptée au lieu et est faite pour résister aux tremblements de terre. Le terrain est étroit et chaotique. 

Une fois la construction terminée, le propriétaire voisin a demandé celle de sa maison dans le même esprit. Les deux maisons font face à la mer. Si la première maison est tout en béton, il a fallu rajouter du bois pour la seconde. Les espaces sont pratiquement fermés sur les trois côtés, les ouvertures sont dirigées vers la mer. 












La construction de la seconde maison, bien que non prévue au début, a permis à l'architecte habitué aux constructions jumelles de compléter son projet.  









Le restaurant Tadao Ando au Château La Coste à Puyricard




esquisse du projet 4x4 house. 






II. L'OEUVRE COMME PROJET : DÉPASSEMENT DU PRÉVU ET DU CONNU STATUT DE L'ACTION, TRAVAIL DE L'OEUVRE 

"Protogène (peintre grec de la seconde moitié du IVe siècle avant JC) trouvait qu'il ne rendait pas bien la bave de ce chien haletant, du reste satisfait, ce qui lui arrivait rarement, des autres parties. [...] Dépité contre l'art, qui se laissait trop voir, il lança son éponge sur l'endroit déplaisant du tableau : l'éponge replaça les couleurs dont elle était chargée, de la façon qu'il souhaitait, et dans le tableau le hasard reproduit la nature" 
                                      Pline l'Ancien, histoire naturelle, livre 35, vers 77 après JC.




Cette histoire qui date de l'Antiquité nous montre que l'artiste, depuis toujours a été confronté au hasard. 
Parfois, durant le chemin qu'est le processus de création un imprévu surgit. Nous avons vu chez Tadao Ando avec son projet 4X4 house que la construction de sa presque jumelle n'était pas prévue au départ et que cette donnée imprévue a permis à l'architecte qui travaille souvent sur des structures jumelles de compléter son projet initial. 
Nous allons voir ci-dessous comment certains artistes gèrent ce dépassement du prévu.

Victor Hugo : la tache devient forme.
Tout le monde connait le poète et écrivain Victor Hugo. Mais savez vous qu'il a été aussi une œuvre graphique ?  Il est l'auteur d'une multitude de dessins et d'aquarelles, d'encres et de lavis.(mélange d'encre de chine avec de l'eau). Victor part de la tache et tire parti du hasard. Il se laisse guider par l'accidentel, l'aléatoire, l'imprévu. 
 
« il jetait l’encre » raconte son fils, Georges Hugo, « au hasard en écrasant la plume d’oie qui grinçait et crachait en fusées. Puis il pétrissait pour ainsi dire la tache noire qui devenait lac profond ou ciel d’orage ; il mouillait délicatement de ses lèvres la barbe de sa plume et crevait un nuage d’où tombait la pluie sur le papier humide ». Pourtant il écrivait : « le hasard bavarde, le génie écoute »

La tache ici sert de support à l'imaginaire. Hugo provoque la surprise, la tache échappe à sa pensée, à son conscient, et va développer son imagination et lui donner une certaine liberté dans l'usage des techniques. Il mélangeait toutes sortes de matières à l'encre de chine : jus de mûres, de tabac, cendres, oignons brûlés, déchets, il travaillait avec des empreintes de dentelle, la goutte d'encre devient objet de tous les possibles, il était dans le champ de l'exploratoire, fructueux et innovant. 



Paysage : ville et tours sur l’horizon 1855 1856 Plume, encre brune et lavis, légers rehauts de gouache sur papier beige (142 x 220 mn)
Victor Hugo, L'ombre du mancenillier, 1856, encre sur papier
Victor Hugo, Brise-lames à Jersey, 1852-1855, encre brune et noire, pierre noire, fusain, parties frottées et vernies



Marcel Duchamp : Le concept au centre de l'œuvre






la broyeuse de chocolat


"La mariée mise à nu par ses célibataires, même" ou plus communément appelé "le grand verre" est une œuvre complexe qui sera alors réalisée entre 1915 et 1923 par Marcel Duchamp à New York, composée de deux panneaux de verre assemblés, en partie peints à l'huile et comportant des inserts en plomb. Il choisit le verre pour protéger les pigments de l'oxydation en les scellant sous le verre et pour se détacher de la tradition picturale en incluant la réalité à travers l'œuvre. 

Le grand verre est ainsi une synthèse des tableaux faits par Duchamp.

La partie supérieure représente un nuage, ce dernier symbolise la Mariée. La partie inférieure représente la broyeuse de chocolat, et les moules malics, c'est donc la partie terrestre, masculine. Les 9 moules malics symbolisent les célibataires : un prêtre, un livreur, un gendarme, un cuirassier, un agent de police, un croque-mort, un laquais, un serveur, un chef de gare. Le terme "malics" est une contraction de mâle et de phallique. 




En 1920, Man Ray, grand ami de Duchamp et photographe reconnu lui rend visite dans son atelier à New York et découvre le grand verre posé au sol avec une grande couche de poussière que Duchamp laisse proliférer volontairement. L'épaisseur de la poussière évoque l'épaisseur du temps.  Man Ray en fera une photographie qu'il nommera "l'élevage de poussière" (voir-ci dessous). C'est le premier work in progress de l'histoire de l'art. 

« En la regardant tandis que je faisais la mise au point, cette œuvre m’est apparue comme un étrange paysage vu de haut. On y voyait de la poussière ainsi que des morceaux de tissu et de bourre de coton qui avaient servi à nettoyer les parties achevées, ce qui ajoutait au mystère […] Il fallait un long temps de pose ; j’ai donc ouvert l’obturateur et nous sommes partis déjeuner pour revenir une heure plus tard environ ; j’ai alors fermé l’obturateur. » Man Ray 


En 1923, Marcel Duchamp décide de laisser le grand verre inachevé. 

« Deux mètres cinquante de haut, la peinture est constituée de deux grandes plaques de verre. J’ai commencé à travailler dessus en 1915 mais elle n’était pas achevée en 1923, quand je l’abandonnai dans l’état où elle est aujourd’hui. Pendant tout le temps où je la peignais, j’écrivis un grand nombre de notes qui devaient former le complément de l’expérience visuelle, comme un guide. »      Marcel Duchamp








Le Grand verre (non accidenté) lors de Brooklyn The International Exhibition of Modern Art au Brooklyn Museum de New-York, 1926. Photographie de Man Ray reproduite dans la revue Minotaure n°6.

Après son exposition de Brooklyn en 1926, le grand verre est brisé lors du transport. Marcel Duchamp le répare tout en intégrant les bris de verre . Il intègre ainsi le hasard qui va tracer des lignes dans la matière même du verre. L'imprévu est donc bien accueilli, ce qui aurait pu être considéré comme un catastrophe l'est comme un ajout, un plus. 


Le grand verre réparé avec les bris de verre apparents 1933




 Arnulf Rainer : l'imprévu dans la représentation de la folie.
C'est un des principaux acteurs de l'avant-garde autrichienne. Pour explorer davantage sa créativité il travaille souvent sous l'emprise de diverses substances plus ou moins licites. Il recouvre d'anciens dessins, des autoportraits photographiques, de vieux livres ou des œuvres d'autres artistes de traits d'encre, crayons avec violence.  Fasciné par la folie, il se confronte aux travaux qu'il découvre dans les maisons d'artistes collaborant avec des hôpitaux psychiatriques dont ils sont patients, chacun recouvrant le travail de l'autre.  Ainsi, Arnulf Rainer explore l'inconnu, le non prévu, ce qui échappe à une pensée rationnelle. 








► Simon HANTAÏ (les écritures)

Simon Hantaï est un peintre d'origine hongroise dont la pratique artistique est étonnante par sa multitude de directions. Il fait des pliages de tissus où le non peint est aussi important que la partie peinte. 

Simon Hantaï dans son atelier parisien en 1976. Photographie d'Edouard Boubat.


En 1958 1959 il entreprend un travail titanesque autour de deux œuvres majeures " Ecriture rose" et "A Galla Placidia" :
Le matin : Il s'occupe de la peinture "écriture rose" réalisée pendant 365 jours (une année liturgique) . L'artiste recopie les textes du Missel (texte liturgique de rite romain catholique) et des textes de philosophes. Les couleurs utilisées sont rouge, vert, violet et noir à l'encre. Mais l'ensemble parait rose.
L'après midi est consacré à "A Galla Placidia" constituée d'une  multitude de petits traits de différentes couleurs. Le nom de l'œuvre renvoie aux mosaïques du mausolée de Gallar Placidia à Ravenne en Italie. 
les deux œuvres font référence à la religion, elles sont abstraites, aucun motif, le format est immense, le spectateur n'en a pas la même perception s'il est loin ou proche, la réalisation est basée sur la répétition de gestes courts, cassés, fragmentés. 
Les œuvres lui prennent tout son temps, et dépassent le prévu. 


                          détail d'écriture rose 


À Galla Placidia,Huile sur toile, 326 x 400 cm 1958-1959


 César (les compressions) 
César Baldaccini dit César est un sculpteur marseillais qui fait partie du Nouveau Réalisme, mouvement artistique qui utilise les objets pour ce qu'ils représentent, pour leur réalité. En 1960 il découvre la presse hydraulique chez un ferrailleur chez qui il se fournit. Il en voit tout de suite toute la potentialité et va mettre au point la technique de la "compression dirigée" c'est à dire qu'il dirige la partie hasardeuse. Il dispose les matériaux choisis selon le résultat voulu. Il ne laisse plus faire la machine seule, il dirige les opérations. Dans l'exemple ci-dessous "compression "Ricard"" on remarque que les matériaux sont choisis pour leurs couleurs contrastées qui restent apparentes. Il procédera à diverses compressions, plus ou moins petites. Il sera également le créateur du célèbre "César", récompense du cinéma. La première statuette sera une compression de motifs en bronze, représentant des ornementations de mobilier. Par la suite ce sont des moulages qui vont permettre d'en faire 25 répliques de 29 cm de haut. 




En parallèle il crée des "expansions" contraires aux compressions.  

















































COURS 13 : L'ARTISTE ET LA SOCIETE (1ere SPE)

  I. L'ARTISTE ET LA SOCIÉTÉ : FAIRE OEUVRE FACE A L'HISTOIRE ET A LA POLITIQUE L'artiste peut utiliser son art pour faire part ...