I. PROJET DE L'OEUVRE : MODALITÉS ET MOYENS DU PASSAGE DU PROJET A LA PRODUCTION ARTISTIQUE, DIVERSITÉ DES APPROCHES
► LE PROCESSUS DE CRÉATION CHEZ PICASSO, CHRISTO, SOL LEWITT, TADASHI KAWAMATA, TADAO ANDO
Tous les créateurs passent par un processus de création plus ou moins long. Il peut durer une journée comme plusieurs années. Ce sont toutes les étapes par lesquelles passe l'artiste, de l'idée à la conception jusqu'à la réalisation. Il n'est pas forcément linéaire et le résultat ne correspond pas forcément à l'idée initiale. L'artiste peut procéder à des changements, et ce moment du processus peut être exploratoire. Ce côté exploratoire peut se trouver au tout début dans la recherche de l'idée, dans sa mise en forme, ou tout au long de la réalisation de l'oeuvre.Le hasard peut s'y inviter et créer des changements dans le processus. Mais il peut également être totalement évité comme chez l'architecte Tadao Ando. Nous regarderons les différents processus de création à travers les oeuvres de Picasso, Christo, Sol LeWitt, Tadashi Kawamata et Tadao Ando.
► Le processus de création dans Guernica de Pablo Picasso. Les dessins préparatoires.
"Guernica" est une peinture sur toile de 349.3x776.6 cm. C'est une des œuvres les plus emblématiques de Pablo Picasso. Elle a été réalisée entre le 1er mai et le 4 juin 1937 pour l'exposition universelle de Paris de 1937. Alors que le gouvernement espagnol demande à Picasso de réaliser une peinture murale pour représenter l'Espagne à l'exposition universelle de Paris, l'artiste qui est à Paris apprend par les journaux le bombardement le 26 avril 1937 de Guernica, petite ville basque , par les allemands et italiens fascistes. Nous sommes aux balbutiements de la seconde guerre mondiale qui sera déclarée en 1939. Avec sa peinture, Picasso exprime sa révolte et dénonce le totalitarisme fasciste. Ce tableau, véritable peinture d'histoire, va avoir un rôle important dans la propagande antifasciste.
Durant le processus de création, Picasso réalisera 45 études préliminaires, datées et numérotées. Ce travail préparatoire a été divisé en trois parties :
- Les études des deux premiers jours (1er et 2mai) : elles concernent la composition de l'oeuvre et la figure du cheval central
- Les études du 8 au 13 mai concernent la création des personnages liés à la composition triangulaire.
- Les études du 20 au 4 juin concernent les personnages en périphéries
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1er mai : première ébauche de Guernica avec la présence déjà du cheval et du taureau. |
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Autre ébauche avec toujours le cheval central, avec une composition différente. |
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Mai 1937 étude de Taureau. |
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Etude : Cheval blessé et femme se traînant au sol portant un enfant mort. |
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Main de guerrier avec épée brisée 13 mai 1937 |
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Etudes de composition |
Le tableau est commencé dans son atelier à Paris 7 rue des Grands-Augustins, sous l’œil de la compagne de Picasso Dora Maar qui fit des photographies des différentes étapes.
Ces photographies vont servir à Picasso pour prendre le recul nécessaire et modifier son travail dans son élaboration. Il se sert des photos en noir et blanc pour ajuster les tons noirs et blanc dans sa peinture. Le rôle de Dora Maar en tant que photographe de l'oeuvre en devenir est primordiale.
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1ere étape de la peinture : dessin. |
Ici, ci-dessus, nous observons que Picasso a placé un soleil à gauche du Taureau.
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Picasso au travail |
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Picasso au travail devant Guernica |
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Picasso devant Guernica |
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Guernica Musée de la Reina Sofia à Madrid. |
On peut en conclure que le résultat final est dû à une longue recherche picturale, le processus de création a duré plus d'un mois, permettant des réajustements, des essais, des changements. Ces étapes qui d'ordinaire ne sont pas visibles par le public ont pu être connues grâce au travail de Dora Maar.
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Accroche des bâches avec une équipe d'alpinistes |
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Présentation du projet à Jacques Chirac maire de Paris. |
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Jeanne Claude et Christo devant le dessin du Reichstag à Berlin. |
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Dessins du Projet Pont Neuf empaqueté à Paris 1984 |
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Dessins du Projet Pont Neuf empaqueté à Paris 1984 |
► Le processus de création chez Sol LeWitt (la notion de protocole.)
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Domaine de Chamont sur Loire "cabanes dans les arbres" 2011 projet personnel |
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Madison Square Garden New York 2010 |
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Gandamaison à la Maréchalerie centre d'art contemporain à Versailles 2008 entrée |
Extrait du film "Kawamata Gandamaison" from APRES VISION on Vimeo.
► Le processus de création chez Tadao ANDO (les projets architecturaux.)
Si le hasard peut s'inviter dans le travail d'un plasticien, il n'en est pas question dans un projet architectural qui cherchera à tout maîtriser. Chez Tadao Ando qui est l'architecte du restaurant et du centre d'art au Château La Coste à Puyricard, on retrouve ce jeu avec les matériaux, les formes et les textures. Dans son architecture nommée "4x4 house" à Kobé (Japon) de 2003, on y voit une architecture avec un fort parti pris. La notion de cube répété y est très présente.
La maison 4x4 est une tour de quatre étages avec des dimensions de 4 m x 4 m. Un jeu avec les transparences et l'opacité est mis en place, les textures sont lisses (béton et verre). l'ensemble fait preuve d'une grande sobriété.
Pour arriver à ce résultat l'architecte passe par des esquisses, des plans et des maquettes. Tout est étudié, de la résistance des matériaux, par celle du sol, l'éclairage par la lumière naturelle et artificielle. Le plan de la maison 4x4 a été construit à la suite du grand tremblement de terre de Hanshin . Le magazine d'architecture Brutus a invité ses lecteurs à soumettre des idées d'aménagement à une sélection d'architectes et Tadao Ando a été retenu. La maison est donc adaptée au lieu et est faite pour résister aux tremblements de terre. Le terrain est étroit et chaotique.
Une fois la construction terminée, le propriétaire voisin a demandé celle de sa maison dans le même esprit. Les deux maisons font face à la mer. Si la première maison est tout en béton, il a fallu rajouter du bois pour la seconde. Les espaces sont pratiquement fermés sur les trois côtés, les ouvertures sont dirigées vers la mer.
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Le restaurant Tadao Ando au Château La Coste à Puyricard |
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esquisse du projet 4x4 house. II. L'OEUVRE COMME PROJET : DÉPASSEMENT DU PRÉVU ET DU CONNU STATUT DE L'ACTION, TRAVAIL DE L'OEUVRE "Protogène (peintre grec de la seconde moitié du IVe siècle avant JC) trouvait qu'il ne rendait pas bien la bave de ce chien haletant, du reste satisfait, ce qui lui arrivait rarement, des autres parties. [...] Dépité contre l'art, qui se laissait trop voir, il lança son éponge sur l'endroit déplaisant du tableau : l'éponge replaça les couleurs dont elle était chargée, de la façon qu'il souhaitait, et dans le tableau le hasard reproduit la nature" Pline l'Ancien, histoire naturelle, livre 35, vers 77 après JC. Cette histoire qui date de l'Antiquité nous montre que l'artiste, depuis toujours a été confronté au hasard. Parfois, durant le chemin qu'est le processus de création un imprévu surgit. Nous avons vu chez Tadao Ando avec son projet 4X4 house que la construction de sa presque jumelle n'était pas prévue au départ et que cette donnée imprévue a permis à l'architecte qui travaille souvent sur des structures jumelles de compléter son projet initial. Nous allons voir ci-dessous comment certains artistes gèrent ce dépassement du prévu. ► Victor Hugo : la tache devient forme. Tout le monde connait le poète et écrivain Victor Hugo. Mais savez vous qu'il a été aussi une œuvre graphique ? Il est l'auteur d'une multitude de dessins et d'aquarelles, d'encres et de lavis.(mélange d'encre de chine avec de l'eau). Victor part de la tache et tire parti du hasard. Il se laisse guider par l'accidentel, l'aléatoire, l'imprévu. « il jetait l’encre » raconte son fils, Georges
Hugo, « au hasard en écrasant la plume d’oie qui grinçait et crachait en fusées. Puis il pétrissait pour
ainsi dire la tache noire qui devenait lac profond ou ciel d’orage ; il mouillait délicatement de ses
lèvres la barbe de sa plume et crevait un nuage d’où tombait la pluie sur le papier humide ».
Pourtant il écrivait : « le hasard bavarde, le génie écoute » La tache ici sert de support à l'imaginaire. Hugo provoque la surprise, la tache échappe à sa pensée, à son conscient, et va développer son imagination et lui donner une certaine liberté dans l'usage des techniques. Il mélangeait toutes sortes de matières à l'encre de chine : jus de mûres, de tabac, cendres, oignons brûlés, déchets, il travaillait avec des empreintes de dentelle, la goutte d'encre devient objet de tous les possibles, il était dans le champ de l'exploratoire, fructueux et innovant. Victor Hugo, L'ombre du mancenillier, 1856, encre sur papier Victor Hugo, Brise-lames à Jersey, 1852-1855, encre brune et noire, pierre noire, fusain, parties frottées et vernies ► Marcel Duchamp : Le concept au centre de l'œuvre "La mariée mise à nu par ses célibataires, même" ou plus communément appelé "le grand verre" est une œuvre complexe qui sera alors réalisée entre 1915 et 1923 par Marcel Duchamp à New York, composée de deux panneaux de verre assemblés, en partie peints à l'huile et comportant des inserts en plomb. Il choisit le verre pour protéger les pigments de l'oxydation en les scellant sous le verre et pour se détacher de la tradition picturale en incluant la réalité à travers l'œuvre. Le grand verre est ainsi une synthèse des tableaux faits par Duchamp. La partie supérieure représente un nuage, ce dernier symbolise la Mariée. La partie inférieure représente la broyeuse de chocolat, et les moules malics, c'est donc la partie terrestre, masculine. Les 9 moules malics symbolisent les célibataires : un prêtre, un livreur, un gendarme, un cuirassier, un agent de police, un croque-mort, un laquais, un serveur, un chef de gare. Le terme "malics" est une contraction de mâle et de phallique. En 1920, Man Ray, grand ami de Duchamp et photographe reconnu lui rend visite dans son atelier à New York et découvre le grand verre posé au sol avec une grande couche de poussière que Duchamp laisse proliférer volontairement. L'épaisseur de la poussière évoque l'épaisseur du temps. Man Ray en fera une photographie qu'il nommera "l'élevage de poussière" (voir-ci dessous). C'est le premier work in progress de l'histoire de l'art. « En la regardant tandis que je faisais la mise au point, cette œuvre m’est apparue comme un étrange paysage vu de haut. On y voyait de la poussière ainsi que des morceaux de tissu et de bourre de coton qui avaient servi à nettoyer les parties achevées, ce qui ajoutait au mystère […] Il fallait un long temps de pose ; j’ai donc ouvert l’obturateur et nous sommes partis déjeuner pour revenir une heure plus tard environ ; j’ai alors fermé l’obturateur. » Man Ray En 1923, Marcel Duchamp décide de laisser le grand verre inachevé. « Deux mètres cinquante de haut, la peinture est constituée de deux grandes plaques de verre. J’ai commencé à travailler dessus en 1915 mais elle n’était pas achevée en 1923, quand je l’abandonnai dans l’état où elle est aujourd’hui. Pendant tout le temps où je la peignais, j’écrivis un grand nombre de notes qui devaient former le complément de l’expérience visuelle, comme un guide. » Marcel Duchamp Le Grand verre (non accidenté) lors de Brooklyn The International Exhibition of Modern Art au Brooklyn Museum de New-York, 1926. Photographie de Man Ray reproduite dans la revue Minotaure n°6. Le grand verre réparé avec les bris de verre apparents 1933 ► Arnulf Rainer : l'imprévu dans la représentation de la folie. C'est un des principaux acteurs de l'avant-garde autrichienne. Pour explorer davantage sa créativité il travaille souvent sous l'emprise de diverses substances plus ou moins licites. Il recouvre d'anciens dessins, des autoportraits photographiques, de vieux livres ou des œuvres d'autres artistes de traits d'encre, crayons avec violence. Fasciné par la folie, il se confronte aux travaux qu'il découvre dans les maisons d'artistes collaborant avec des hôpitaux psychiatriques dont ils sont patients, chacun recouvrant le travail de l'autre. Ainsi, Arnulf Rainer explore l'inconnu, le non prévu, ce qui échappe à une pensée rationnelle. ► Simon HANTAÏ (les écritures) Simon Hantaï est un peintre d'origine hongroise dont la pratique artistique est étonnante par sa multitude de directions. Il fait des pliages de tissus où le non peint est aussi important que la partie peinte. En 1958 1959 il entreprend un travail titanesque autour de deux œuvres majeures " Ecriture rose" et "A Galla Placidia" : Le matin : Il s'occupe de la peinture "écriture rose" réalisée pendant 365 jours (une année liturgique) . L'artiste recopie les textes du Missel (texte liturgique de rite romain catholique) et des textes de philosophes. Les couleurs utilisées sont rouge, vert, violet et noir à l'encre. Mais l'ensemble parait rose. L'après midi est consacré à "A Galla Placidia" constituée d'une multitude de petits traits de différentes couleurs. Le nom de l'œuvre renvoie aux mosaïques du mausolée de Gallar Placidia à Ravenne en Italie. les deux œuvres font référence à la religion, elles sont abstraites, aucun motif, le format est immense, le spectateur n'en a pas la même perception s'il est loin ou proche, la réalisation est basée sur la répétition de gestes courts, cassés, fragmentés. Les œuvres lui prennent tout son temps, et dépassent le prévu. détail d'écriture rose À Galla Placidia,Huile sur toile, 326 x 400 cm 1958-1959 ► César (les compressions) César Baldaccini dit César est un sculpteur marseillais qui fait partie du Nouveau Réalisme, mouvement artistique qui utilise les objets pour ce qu'ils représentent, pour leur réalité. En 1960 il découvre la presse hydraulique chez un ferrailleur chez qui il se fournit. Il en voit tout de suite toute la potentialité et va mettre au point la technique de la "compression dirigée" c'est à dire qu'il dirige la partie hasardeuse. Il dispose les matériaux choisis selon le résultat voulu. Il ne laisse plus faire la machine seule, il dirige les opérations. Dans l'exemple ci-dessous "compression "Ricard"" on remarque que les matériaux sont choisis pour leurs couleurs contrastées qui restent apparentes. Il procédera à diverses compressions, plus ou moins petites. Il sera également le créateur du célèbre "César", récompense du cinéma. La première statuette sera une compression de motifs en bronze, représentant des ornementations de mobilier. Par la suite ce sont des moulages qui vont permettre d'en faire 25 répliques de 29 cm de haut. En parallèle il crée des "expansions" contraires aux compressions. |